Lettre précédentePlus hautPlus basLettre suivante

1 février 2005

 

Chère Eglantine,

 

Cela fait quelques jours que je pense que je vais te raconter comment s’est passé ta naissance. Il est certain que c’est un événement qui a eu une grande influence dans ma vie et qui m’a beaucoup traumatisé.

Ça a commencé un beau jour d’été, au bout de l’avenue Victor Hugo, à Valence. La gynéco nous avait dit : « la famille Jouvet va s’agrandir ». Bref, tu t’étais annoncée, sans que nous l’ayons vraiment décidé, mais, franchement, on ne l’a pas regretté !

A l’époque, nous étions en Allemagne depuis seulement 5 ans, directement depuis le monastère, moi de la Grande Chartreuse, maman de la Rochette.

Nous n’avions pas du tout programmé de pupuce, parce qu’on n’aurait pas trop su comment s’en occuper. Mais bon, on apprend vite.

Lorsque nous sommes sortis de chez la gynéco, qui était une de mes élèves d’orgue, la réaction de ta mère m’a un peu étonné. Elle ne voulait te garder que si elle était sûre que je reste avec elle, parce qu’elle ne se voyait pas élever un enfant seule. A cette époque, il n’était de toutes façons pas question que je la quitte. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à me sentir mal à l’aise et à songer à partir. Mais pour moi, il n’était pas question de ne pas accueillir une enfant qui voulait venir au monde, même si je n’étais pas du tout préparé à ça.

Pendant toute la grossesse de ta mère, je l’ai couvée, protégée, bref, j’étais encore une fois dans la peau du Saint-Bernard. Ce que je ne voyais pas du tout, alors, c’est que l’apparente faiblesse de ta mère masquait une volonté de fer et une solidité à toute épreuve. Tout devait se passer comme elle le désirait, et moi je faisais tout pour la contenter.

La grossesse ne se passa pas mal du tout. J’ai fait les exercices de préparation à l’accouchement parce qu’il fallait que je traduise à Annie ce que la sage-femme disait. Il faut dire qu’Annie ne s’est jamais vraiment mise à l’allemand. Et me voilà en train de respirer et de pousser avec les autres parturientes. Aujourd’hui je trouve ça drôle. A l’époque, j’étais un peu gêné.

Tu devais donc venir le 6 janvier, mais tu n’es arrivée que le 14. L’accouchement a duré deux jours pleins. Annie a commencé à avoir des contractions un soir, nous avons foncé à la Kreiskrankenhaus de Kirchheim. Après des heures et des heures de contractions sans aucun effet, la sage-femme lui a donné un sédatif qui arrêtait les contractions de façons à ce qu’elle puisse dormir un peu. Et nous sommes rentrés à la maison au petit matin.

Je ne sais plus bien quand les contractions sont revenues, mais on a passé la journée à l’hôpital. Cela ne venait pas. Je ne pense pas que ce soit toi qui ne voulait pas venir. Je pense plutôt que ta mère avait du mal à lâcher prise, en fonction de sa relation difficile avec sa mère, je crois – mais qui peut vraiment le dire. Bref, cela durait.

Dans cette situation désagréable et toujours unique, Annie savait toujours exactement ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas : pas de cathéter (ce qu’il mettent systématiquement pour pouvoir agir plus vite en cas de difficultés, je crois), même le médecin s’est énervé parce qu’elle voulait ceci et pas cela, alors que les médecins savaient tout de même ce qu’il fallait faire.

Je crois que cette attitude vient de ta grand-mère Solange. Le discours de base c’est : tout le monde nous ment et cherche à nous entourlouper, il n’y a que la famille (étroite) qui est correcte. Je ne l’invente pas. Cela m’a toujours gêné.

Bref, au bout d’un moment, le médecin a dit que ton rythme cardiaque était trop irrégulier et hop, la césarienne.

Ça, ça a été très rapide. Il y a eu une petite discussion pour savoir si Annie voulait une anesthésie locale ou générale. Je ne sais plus pourquoi, elle penchait pour la générale, alors que les médecins conseillaient la locale, pour voir l’enfant dès sa naissance. Finalement, elle a choisi l’anesthésie locale.

Ils ont emmené ta maman à l’étage au dessous pour faire l’opération.

Moi, j’étais lessivé de chez lessivé. D’abord je ne voulais pas assister à l’accouchement (on nous avais passé un film au lycée, je m’en souviens encore, ou on voyait un accouchement, et à l’époque je m’étais juré de ne faire subir ça à personne. Je crois que ça m’avait vraiment traumatisé). J’avais passé mon temps à me faire du souci, à jouer au marteau et à l’enclume (moi entre les deux) entre Annie et les médecins. Moi, on m’a mis dans une pièce, seul. Quelque part délivré parce que tout était entre les mains de gens compétents. Cela a duré au maximum 20 minutes.

Et puis le miracle est arrivé. Le miracle, c’était toi. On m’a apporté Eglantine enveloppée dans une couverture bien chaude pendant que maman se faisait recoudre. On ne voyait que ton visage.

Évidemment, j’ai pleuré de joie, de soulagement, de fatigue, de tout, comme tous les autres. Mais le plus étonnant, c’était ton regard. Tu me regardais comme seul un adulte peut regarder quelqu’un, intensément, les yeux dans les yeux, en silence. Je me souviendrai toujours de ton regard, dans cette petite chambre de la Kreiskrankenhaus. Vraiment à faire croire à la réincarnation.

J’en ai vu de bébés, mais très rares étaient ceux qui avaient un regard aussi intense. Je ne sais pas d’où ça vient, mais je crois volontiers que c’est le signe d’une vie « qui a quelque chose à réaliser ».

 

Un gros bisou, à bientôt, ma chérie.

 

Papa

 

 

 

Lettre précédentePlus hautPlus basLettre suivante